Rémi Thivel
Guide de haute montagne
Photographie
Escalades solitaires en faces nord du Cervin, des Grandes Jorasses et du Grand Pilier d'Angle
Voici des photos de... mes pieds et de mes piolets ! L'escalade solitaire, avec ou sans corde a accompagné toute ma vie, dès le début. Je suis sûrement, comme disait l'ami "Bunny", Rainier Munsch, mon père d'alpinisme et de philosophie, "resté sur le pot trop longtemps". Quelque chose comme ça en tout cas. Peut-être que les récits de Walter Bonatti gravissant la face nord du Cervin seul en hiver par une nouvelle voie ou son pilier aux Drus ont eu beaucoup d'importance, même si, avec du recul, ils laissent une trop grande place à la conquête et aux comptes à régler avec autrui. En 2013, je débarque à l'Ensa pour une nouvelle saison de formateur et entends dire que la face nord du Cervin est en bonnes conditions. C'est une chose rare, surtout pour un pyrénéen vivant si loin de ces faces nord, balises de l'histoire de l'alpinisme, qui entretiennent mes rêves. Une occasion à ne pas manquer. Des copains collègues s'y rendent pendant le week-end avec des clients et je leur demande sur la pointe des pieds si je peux profiter de leur voiture pour me rendre à Zermatt, requête immédiatement et gentiment acceptée, même en voyageant assis par terre car le véhicule n'était pas assez grand pour tout le monde. À l'inhospitalier "refuge" du Hörnli, je rencontre un alpiniste solitaire qui a le même projet. Nous sommes chacun seul avec nous même et n'avons de toutes façons pas de corde à partager, ce qui n'empêche pas une sympathie mutuelle. Nous nous suivrons à distance toute la voie. Je me souviens m'être un peu perdu assez rapidement, croyant dans l'obscurité la Rampe arrivée plus vite que prévu après les premières pentes. Sûrement parce que, sortant d'une période personnelle un peu difficile, je n'étais pas du tout entraîné et avais vu la face bien plus petite qu'elle n'était. Ça fait toujours ça dans les Alpes de toutes façons. Se perdre et rectifier le tir du mieux possible, c'est ce qui a rythmé les quatres ascensions présentées ici, bercées par l'optimisme et la légèreté. Au Cervin, j'ai aussi souffert de l'altitude et seulement retrouvé le souffle et mes moyens à mi-chemin de l'arête du Hörnli à la descente. Parvenu à Zermatt, je suis tombé en deux secondes sur un collègue qui m'a ramené à Chamonix. Merci et vive le co-voiturage.
L'année suivante, après avoir gravi une voie en face nord des Courtes avec des stagiaires guides, je constate fébrilement que la face nord des Grandes Jorasses est rayée de traits de glace comme c'est rarement le cas. Muni de mon appareil photo agrémenté d'un bon zoom, je mitraille la face et vois que des cordées sont engagées dans la goulotte Colton-MacIntyre. Je sais de quoi sera fait mon week-end. Mais avant ça, il y a une autre balise incontournable : faire la fête avec ces jeunes stagiaires qui viennent de réussir leur diplômes de guide, en route vers une nouvelle vie, pour le meilleur et pour le pire. Comme pour la montagne, la fête est un pan de ma vie que je ne néglige jamais, sans aucune limite, me moquant bien de quoi le lendemain sera fait puisque de toutes façons il devrait y avoir un autre demain, si tout va bien et sinon tant pis. Coucher 6 h, lever 10 h et montée au refuge de Leschaux sous une pluie battante. Léger et optimiste, le cerveau encore embrumé des excès de la nuit, je pars en jean, sweat-shirt et chaussures légères, presque encore en tenue de soirée, ces goulottes MacIntyre ne devant être qu'une formalité puisque tracée précédemment par d'autres cordées. Trempé jusqu'au slip en arrivant chez Chloé au refuge et la face se découvrant tapissée de neige humide, le doute s'installe. Comme souvent chez les alpinistes, prédomine le "on verra bien, rien de coûte de s'avancer demain juste pour voir", signifiant inconsciemment "de toutes façons une fois parti, ça va faire". Et c'est ce qu'il se passe. Au moins, je ne suis pas embêté par la foule, les cordées potentielles ayant regardé la météo mieux que moi. Je me suis égaré plusieurs fois, d'abord en passant par le couloir des Japonais plutôt que par l'itinéraire original, puis en obliquant vers l'Éperon Walker trop tôt, m'obligeant à la désescalade d'une goulotte quand même raide sur 80 mètres puis en sortant, je crois, par la voie Extrême Dream. Ma principale inquiétude au fur et à mesure que l'ascension s'éternisait à force de ne pas savoir où mettre mes piolets était d'honorer le repas promis le soir même à Annecy à ma grand mère Mijo, 100 ans (elle mourra de sa belle mort un an plus tard sans avoir manqué de me livrer tout ce qu'elle avait sur le cœur), puis de conduire toute la nuit pour retrouver mon fils Martin dans les Pyrénées. Promesses toutes tenues, la conduite englué de sommeil étant la partie la plus engagée de cette affaire.
Après une semaine de plage avec le fiston, je remonte dans les Alpes pour les formations à l'Ensa. La glace dans les faces nord est toujours là, un appel irrésistible, la sensation de rareté n'a pas disparu. Après une semaine de montagne avec les stagiaires, cette fois sobre et sérieuse, je rejoins en soirée la gare supérieure du Montenvers pour un bivouac agréable proche de l'hôtel du même nom, déserté en cette arrière saison. Mon projet est de gravir l'Éperon Croz aux Jorasses et de sortir au Mont Blanc, en commençant par les goulottes Slovènes. J'ai une vieille histoire à régler avec le Croz. En 1995, avec Rémy Duhoux, nous avions essuyé la tempête et la neige haut dans la face, nous forçant à une retraite épique, seulement munis de la force de notre jeunesse. Rémy a disparu cet été 2020, laissant une trace indélébile au fond de mes entrailles ; mon ami des premières grandes courses, mon ami des discussions sans fin sur l'absurdité du monde, mon ami si entier se moquant des conventions. Je quitte le Montenvers au milieu de la nuit, habité du doute et d'une pointe d'angoisse, comme toujours en solitaire, qui je sais s'évaporeront dès les premiers coups de piolet donnés. Il y a du monde à la rimaye, c'est le créneau du siècle (les Jorasses verront pendant cette période jusqu'à 100 personnes dans la face). Je fonce tête baissée pour ne pas me retrouver sous la mitraille d'autres cordées et rate la rampe menant à la voie des Slovènes. Quand le jour se lève, je suis dans la voie des Polonais, ce qui me va bien finalement, après tout je ne connais pas la Pologne. Cette fois en forme, l'arête faîtière des Grandes Jorasses m'accueille 3 heures plus tard. Le plus difficile reste à faire, la traversée des Grandes Jorasses en sens inverse, bourrée de neige et de verglas, sans trace. Rester concentré sur ses pieds en terrain "facile" quand on est fatigué est un exercice bien plus ardu que de planter ses piolets, simple prolongation de la main, l'un après l'autre dans dans de la bonne glace. Je rejoins le refuge de Torino en fin de journée pour m'y abreuver de bière et d'eau gazeuse, encore une fois bercé par le "on verra bien demain, il suffit de se lever et de voir".
À ma grande surprise, je me retrouve aux aurores, marchant sur le glacier du Géant, en grande forme, en direction de la face nord du Grand Pilier d'Angle. J'ai de la chance, une cordée qui a sûrement dormi au bivouac de la Fourche m'a précédé, montrant le chemin parmi le dédale de crevasses du versant Brenva du Mont Blanc. Je file droit, comme traqué par un ennemi sous les séracs qui me dominent et remonte au pas de course le couloir sous la Poire, aussi fascinante que dangereuse. Pour une raison inconnue, sûrement le désir de vitesse, toujours se faufiler au plus vite, ce qui fait partie de ma symbiose avec la montagne, je choisis une fine goulotte se concluant par des placages précaires, pour finalement rejoindre la plus tranquille goulotte Boivin-Vallençant, passer en bordure du sérac suspendu et conclure toute cette histoire au sommet du Mont Blanc, un peu halluciné, avant de descendre pour me reposer avant de reprendre le boulot le lendemain avec les stagiaires.